Compositrice, chanteuse, femme affranchie – divorcée, mère de quatre enfants, nés de quatre pères différents – Sophie Gail est une figure remarquable de la Restauration. Célèbre en son temps, elle tomba injustement dans l’oubli jusqu’à ce que les têtes chercheuses du Palazzetto Bru Zane n’exhument le dernier ouvrage lyrique de l’artiste, emportée prématurément par la tuberculose à 43 ans.
La Sérénade est une œuvre d’autant plus remarquable qu’à une compositrice s’associe une librettiste, Sophie Gay. S’appuyant sur une pièce de la fin du XVIIe siècle due à Jean-François Regnard – en pleine nostalgie de l’Ancien Régime – toutes deux reprennent ici une trame classique du registre de la comédie de mœurs qui n’est pas sans évoquer Molière ou Beaumarchais et son Barbier de Séville : Scapin et Marine aident donc leurs maîtres à sortir la jeune Leonore des serres de Monsieur Grifon, barbon qui entend épouser la belle plutôt que de faire le bonheur de son fils, amoureux de celle-ci.
Jean Lacornerie enrichit habilement cette trame convenue d’un théâtre dans le théâtre, qui permet d’impliquer les spectateurs dans le spectacle en construction sous leurs yeux. Ils assistent à la première lecture de la pièce : distribution des rôles, improvisations sur le plateau avec quelques accessoires de fortune, questionnements des interprètes… Ce dispositif explicite le contexte de création de l’œuvre, son sous-texte, avec verve, sans lourdeur pédagogique.
L’excellent Gilles Vajou incarne le metteur en scène qui précise les références musicales et littéraires, détaille les éléments censurés tout en précisant la biographie de la compositrice.
Or, cette musique qui relève souvent du pastiche, qui joue de ses héritages, exige la complicité du spectateur. Nous en redonner les codes permet d’en goûter tout le sel. L’intelligence de la proposition – déjà explorée avec talent dans la Chauve-Souris – est d’utiliser pour ce faire une adresse directe au public ainsi que des outils purement théâtraux qui irriguent toute la représentation.
Les lumières soignées de Kevin Briard soulignent la scénographie de Bruno de Lavenère, réduite mais très graphique avec ombres chinoises, cyclo… Un plateau tournant sert habilement le propos : d’une part, le temps de la représentation est circulaire puisque nous multiplions les allers-retours entre passé et présent ; d’autre part, de travestissements en quiproquos, tout ce petit monde se cherche, se poursuit, se cache ; enfin le mécanisme permet des effets assez rares – et séduisants pour l’oreille – comme dans le sextuor, où la rotation met en valeur chaque voix alternativement.
L’espace, qui joue des noirs mats et brillants, sublime les pimpants costumes de Marion Bénagès qui s’amusent brillamment des différents temps de l’action et des attaches psychologiques des personnages : éléments XVIIe pour les plus âgés, attachés à l’ordre ancien et au temps de la pièce de Regnard ; XVIIIe et couleurs franches pour les figures de la commedia dell’arte ; le tout, enfin, mâtiné d’éléments contemporains pour habiller les comédiens d’aujourd’hui.
Crée à l’opéra Grand Avignon en 2022, le spectacle conserve presque tous ses interprètes, animés d’un esprit de troupe tout de pirouettes et de joie, au rythme aussi impeccable que la diction. Comédien de haut vol à la prosodie impeccable, au beau timbre velouté projeté avec autorité, Thomas Dolié campe un Scapin vibrionnant qui affronte avec détermination une partition acrobatique. Ecrite pour le chanteur Jean-Blaise Martin, qui donna son nom à la tessiture éponyme (celle du baryton Martin) elle exige autant de graves que d’aigus, jusqu’à la voix de fausset – qui s’avère ici un point faible, aisément pardonnable.
Elodie Kimmel lui donne la réplique en Marine avec un abattage accompli, mâtiné d’espièglerie et d’un joli jeu de couleurs.
Ce duo de valet en volerait presque la vedette au couple d’amoureux, Pierre Derhet et Julie Mossay, pleins de peps et d’humour, tandis que Vincent Billier et Carine Séchaye composent une délectable paire d’odieux ancêtres avaricieux, empêcheurs d’aimer en rond.
Jean François Baron complète avantageusement la distribution tandis que l’Orchestre National de Bretagne – même s’il joue sur instruments modernes et se révèle un peu « vert » sur la partition – contraste et colore chaque pupitre sous la houlette très attentive de Rémi Durupt.
Cette production, à applaudir jusqu’au 5 octobre, s’inscrit dans le temps fort « femmes compositrices » de l’opéra de Rennes avec une exposition et, le vendredi 4 octobre, un récital harpe/voix intitulé « Romances d’empire » qui donnera à entendre les airs qui ont notoirement participé à la notoriété de Sophie Gail. Un programme gravé au disque par les deux artistes, Maïlys de Villoutreys et Clara Izambert.