Créée à Nancy, reprise à Saint-Etienne, cette production louée par Tania Bracq et Yvan Beuvard arrive à Marseille en cette année où l’on célèbre Puccini. On découvre enfin de visu le décor unique d’une sobriété austère, où le bois ajouré constitue les cloisons mobiles de la maisonnette et aussi le sommet arrondi de la colline près duquel elle est située. C’est beau mais un peu aseptisé, et lorsque Cio-Cio San enverra Suzuki cueillir les fleurs du jardin, elles descendront des cintres, sans la profusion débordante réclamée par l’exaltation du moment. C’est en quelque sorte un décor light aussi dépourvu que possible des japonaiseries pittoresques. L’œuvre est ainsi dégagée de la gangue ornementale qui l’a souvent étouffée. Cette option a pour résultat de concentrer l’attention sur le drame du personnage-titre, une tragédie par l’intensité des sentiments et l’issue fatale.
Et pourtant, n’était-il pas essentiel, ce milieu auquel Cio-Cio San prétendait échapper, qui l’a reniée, et que l’omniprésent Goro lui rappelle sans cesse ? La diversité des costumes met en évidence la complexité de la situation. En kimono pour son mariage, comme presque toutes les invitées, ensuite Madame Pinkerton est habillée à l’occidentale, mais elle vit dans le même environnement, une maison traditionnelle, et ses employés continuent de porter les vêtements traditionnels japonais, comme auparavant le bonze. Les autres hommes sont vêtus à l’occidentale, par choix comme pour le prince Yamadori, ou peut-être pour des consignes politiques dans le cas des représentants de l’administration impériale. La question peut se poser pour le consul américain, qui porte une veste à la japonaise et a sur lui un éventail. Calcul ou choix personnel ? Dans tous les cas il s’agit d’acculturation, feinte ou volontaire, subie ou choisie, et d’un écart par rapport à la tradition. Et c’est bien d’avoir cru pouvoir s’en affranchir que meurt ce papillon.
C’est probablement cette dimension de l’œuvre qui pourrait nous concerner aujourd’hui, encore plus que la tragédie personnelle de Cio-Cio San, qui sera peut-être un jour interdite de représentation, puisqu’on y voit une adolescente vendue à un homme qu’on pourrait taxer de pédophilie. Mais le spectacle proposé vise à exposer de la manière la plus directe la douleur de qui s’est donné entièrement, sincèrement, absolument, et découvre que ce don était à sens unique et qu’il a vécu d’illusion. C’est l’obstination avec laquelle Cio-Cio San défend la sienne qui la rend bouleversante, comme l’est une Antigone dans son engagement absolu. De ce point de vue, celui de l’interprète est essentiel.
Célébrée dès sa prise de rôle à Saint-Etienne, Alexandra Marcellier confirme tout le bien qui a déjà été dit tant sur son chant que sur son incarnation du personnage, en particulier aux actes II et III. Au premier acte, la voix manque un peu de juvénilité, mais pour produire cet effet il doit être nécessaire d’alléger au maximum et dans le vaste espace de l’opéra de Marseille il y a peut-être une estimation de l’enjeu et des risques qui conditionne les options techniques. Cela dit, l’essentiel est dans l’impression que l’artiste se jette entièrement dans la situation dramatique, donnant à ses interventions les accents de sincérité nécessaires, avec une projection impeccable. Acclamée à plusieurs reprises au cours de la représentation elle sera ovationnée longuement au rideau final.
Son partenaire, l’opportuniste Pinkerton, qui expose avec un cynisme tranquille ou inconscient les avantageuses – pour un homme – pratiques locales relatives aux unions de complaisance, est incarné par Thomas Bettinger, dont la voix pleine et arrogante convient parfaitement au personnage absolument sûr de son droit à jouir de sa jeune partenaire. Il sera un partenaire convaincant dans le duo de l’étreinte amoureuse, exprimant avec justesse l’ardeur dont Puccini l’a nourri.
© christian dresse
Annoncée souffrante, Eugénie Joneau tire néanmoins son épingle du jeu sans dommage, même si l’on peut supposer que la projection, tout à fait convenable, aurait été plus forte. En tout cas son comportement scénique est exemplaire de cohérence et de justesse, attitudes, démarche, c’est une belle composition. Très belle aussi celle de Marc Scoffoni, qui campe un Sharpless plein d’humanité malgré sa réserve, et dont l’adhésion aux coutumes japonaises, veste et éventail, propose une ambigüité qui enrichit le personnage.
Irréprochables le Goro de Philippe Do, rôdant sans cesse autour des proies à exploiter, le Yamadori de Marc Larcher, aristocrate érotomane, le bonze de Jean-Marie Delpas, apparition véhémente, la Kate Pinkerton d’Amandine Ammirati, à la curiosité insistante, et le Commissaire impérial de Frédéric Cornille, témoin administratif du contrat à durée limitée. Délectables les chœurs, tant dans les verbiages puis les invectives du mariage que hors scène et à bouche fermée, aux actes suivants.
Dans la fosse, la direction de Paolo Arrivabeni a ravi d’emblée par la justesse du rythme de l’ouverture, où les reprises thématiques semblent forer toujours plus avant vers on ne sait quel mystère, dans le jeu parfois déconcertant des timbres. L’orchestre prodigue des finesse aux cordes qui ravissent mais la richesse sonore est parfois excessive au premier acte, et semble dangereuse pour le plateau. L’équilibre sera trouvé aux actes suivants et les spectateurs pourront savourer sans mélange une partition dont cette exécution tant vocale que musicale les ont portés vers des sommets d’émotion.