C’est un drame sacré, un mystère, tels ceux qu’on donnait dans les églises ou sur les parvis au Moyen-Âge.
Imaginé par Romeo Castellucci et servi par deux interprètes magnifiques, Barbara Hannigan et Jakub Józef Orliński, un faisceau d’images, paradoxal d’ailleurs dans le lieu le plus hostile à toute image : la cathédrale de Calvin à Genève !
De surcroît, dans cette nef, parangon de l’austérité, un des plus beaux témoignages du culte marial, le Stabat Mater de Pergolèse, autrement dit la représentation la plus catholique qu’on puisse imaginer, bien que fort austère aussi, et dont il est bien précisé qu’elle « n’implique en rien l’Église Protestante de Genève »…

Un long déambulatoire de bois clair, d’un bout à l’autre de la nef, le seul décor des voûtes (et des chapiteaux qui ont échappé à l’iconoclastie), trois mâts ou plutôt trois aiguilles, qui touchent presque aux voûtes et qu’on verra s’incliner, composer des rythmes, dans le faisceau de trois spots, pour figurer le Golgotha, on imagine. Voilà l’aire de jeu.
Sur le pied de guerre
Où fait d’abord son entrée, glaçant, effrayant, un contingent en battle-dress, avec casques et masques, portant des instruments de musiques et remontant le podium pour aller s’installer dans l’abside. Image physiquement oppressante d’une armée d’occupation. « Comme si on n’en voyait pas assez tous les jours à la télévision », ronchonnera ma voisine.

Une fois installés, ces musiciens de l’ensemble genevois Contrechamps, spécialistes de musique contemporaine, joueront en guise de préambule, et sous la direction d’une Barbara Hannigan elle aussi en tenue de camouflage, bottes et casque, les Quattro Pezzi (su una nota sola) de Giacinto Scelsi.
Pièces impressionnantes, telluriques, qui dans l’acoustique très réverbérante de la cathédrale semblent évoquer l’Apocalypse ou ce terremoto que déclencha la mort du Christ. Les cuivres sonnent comme des appels de chofar, les longues tenues obsédantes rappellent le son OM, qui, comme le souligne Barbara Hannigan, est « le son primordial, la vibration première de l’univers dans la tradition hindoue et bouddhiste ».
Musique obsédante, troublante, longues monodies rugueuses, parfois ponctuées de percussions sèches, musique qui plonge l’auditeur à la fois dans l’attente, l’incertitude, le mal-être, qui semble venir de nulle part ou d’un autre monde pour peu qu’on soit très loin de l’abside et qu’on ne distingue qu’à peine les silhouettes de ce bataillon musical et guerrier, au bas des trois derniers vitraux (dont un dédié à la Vierge) derrière lesquels le jour diminue.
Après les quelque vingt minutes de cette étrange célébration, qu’on vit comme une mise en condition, les battle-dresses redescendront la nef, dans le couloir au pied du podium, avec masques, lunettes noires et trombones ou violons en guise de kalachnikovs, vision encore plus oppressante.

Naissances
Alors apparaîtra – et ce sera une manière de soulagement – un petit groupe de femmes et d’hommes représentant les fidèles au pied de la croix, ces quelques êtres désemparés que toute la peinture, des premières icônes jusqu’aux descentes de croix baroques, a représentés. Ici ce sont trois femmes et cinq hommes en tenues grises, qu’on va voir se mettre en boule pour partager physiquement leur affliction. De cette boule on verra surgir, comme dans un accouchement, d’abord une fillette, qui ira se placer là-bas au loin, au bout du podium, puis Jakub Józef Orliński et enfin, troisième naissance, Barbara Hannigan. Qui seront les officiants en somme de cet oratorio, tous deux dans des robes (ou soutanes) noires évoquant quelque peu des tenues de moines japonais ou de kendo.
Au fil des séquences, on les verra se dépouiller de couches superposées de ces vêtements liturgico-monaco-orientaux, d’une élégance très graphique. Et figurer parfois la Vierge ou « le disciple que Jésus aimait », tandis que le texte de Jacopone de Todi prendra souvent l’aspect du récit d’un narrateur.

Une célébration davantage qu’un concert ou un spectacle
Tout ce début se déroulera (ou se dépliera) sur une longue pédale d’orgue, avant que ne se déploient les premières notes de Pergolèse, venues de nulle part aussi, ou de derrière les piliers : l’ensemble Il Pomo d’Oro se résume en l’occurrence ici à un quatuor à cordes renforcé d’une contrebasse et d’un orgue, effectif léger suffisant pour emplir sans peine l’espace de la cathédrale. Comme l’empliront les voix des deux interprètes, qui restituent donc ce qui fut la version originelle de l’œuvre, un soprano et un alto, sans doute deux castrats à la création.
Ce sera une lecture chambriste, aux tempi extrêmement lents, d’une grande pureté vocale, deux timbres idéalement mariés, et chantant dans le même esprit, contemplatif, intériorisé, spiritualisé. Il serait difficile, et sans doute vain, d’essayer de distinguer la partie visuelle, la lente chorégraphie dessinée par Romeo Castellucci, et la partie musicale, tant tout est mêlé. Et les images sont si prégnantes qu’il faut parfois faire effort pour se re-concentrer sur la musique…
On l’a dit d’emblée, les deux interprètes sont superbes, non seulement musicalement, mais d’attitudes et de conviction : l’une et l’autre dansent la musique autant qu’ils la chantent. Cela n’a rien d’un opéra et c’est très peu un spectacle, mais plutôt une célébration, un rituel, un cérémonial, ascétique, élégant, où le temps semble se suspendre, une méditation sur la douleur, le deuil, la déréliction d’une mère.

Quelques images
On verra Jakub Józef Orliński soutenir Barbara Hannigan (ou St Jean soutenir la Vierge), quand on la mettra symboliquement en croix avec les longues aiguilles, qu’on aura détachées de leurs socles, et alors Hannigan ira jusqu’à des appoggiatures en forme de cris déchirants, terrifiants, avant la douleur presque extatique du Quam tristis. La Vierge arrachant alors de son vêtement un long ruban rouge, puis s’agenouillant et dessinant un cercle de ses bras, par lequel passera Orliński comme pour figurer à nouveau une naissance.
Après un Quis est homo qui aura particulièrement mis en valeur la voix d’Orliński montant spectaculairement jusqu’aux voûtes, et un Pro peccatis, très accentué, c’est le timbre très clair de Barbara Hannigan qui à son tour emplira la nef, particulièrement bouleversante dans un Vidit suum d’une lenteur formidable. On l’entendra s’exalter jusqu’au plus aérien de sa tessiture tandis qu’entreront les disciples portant deux pièces du bois de la croix, et que l’un d’eux enlèvera sa chemise pour figurer (peut-être) un St Sébastien. Le tempo ira alors jusqu’à des extrêmes de lenteur, décomposant presque la ligne musicale (c’est dans de tels instant que la fusion entre ce qu’on voit et ce qu’on entend sera à son comble d’expressivité).

Des gisants, des pietas
On ne fera pas l’inventaire des poses évoquant Caravage ou Matthias Grünewald, ou des images étonnantes, comme cette entrée d’une trentaine d’enfants, en gris aussi, s’asseyant sagement puis se déchaussant avant de s’allonger pieds nus pour figurer autant de gisants, image aussi saisissante que les cris déchirants de Marie précédant le Sancta Mater. Pendant lequel St Jean (disons !) enduira le visage de Marie d’un baume protecteur.
Il faudrait dire aussi l’entremêlement des deux voix sur le Fac me vere tecum, leurs effusions tendres, leur manière de faire respirer à deux les grandes lignes de ce duo si lyrique.
C’est sur le Fac ut portem (chanté magnifiquement par Orliński) que Castellucci dessinera une de ses images les plus fortes : on verra entrer à l’extrême-gauche et à l’extrême-droite des couples d’enfants portant des Christ de bois, de ces sculptures vermoulues que le temps fait, dirait-on, revenir au tronc initial. Ce seront d’abord deux puis trois enfin onze de ces sculptures, qu’on verra être déposées sur les genoux d’enfants, comme pour figurer autant de pietas. Procession fascinante qui se poursuivra sur l’Imflammatus (chanté de façon justement incandescente par Barbara Hannigan d’abord, puis repris à deux).
Depuis longtemps les deux chanteurs se seront dépouillés de leurs vêtements noirs, couche après couche, pour laisser apparaître d’abord des aubes blanches, puis rester en longues robes rouge sang, tandis que montera leur Quando corpus morietur, déchirant, très pur, très lent, et que, les enfants étant sortis, ne gésiront là plus que les onze Christ de bois.

Un trouble durable
Tout sera-t-il accompli ? Non !
C’est alors que, venues d’une invisible chapelle s’élèveront, chantées de façon lumineuse par la Maîtrise du Conservatoire Populaire de Genève, les deux premières (Ave Maria et Pater Noster) des Trois prières latines de Scelsi, faisant un pendant apaisé, radieux, aux terribles Quatro Pezzi du prologue. Quant à la dernière prière, un Alleluia, c’est Barbara Hannigan, qui la chantera seule a cappella. Lumineuse.
À peine aura-t-elle donné la dernière note que les grandes portes de la cathédrale s’ouvriront. Après un temps d’hésitation, des applaudissements éclateront, puis s’interrompront, d’autres reprendront, furtivement. Pas de salut, pas de réapparition des artistes.
Alors la foule sortira, profondément troublée, dans la nuit genevoise, contemplera le ciel clair d’une belle nuit de printemps, la lune derrière les nuages. On l’entendra s’éloigner parlant à voix basse de peur de briser quelque chose de fragile et de grave qui se sera créé là.