Opera Rara poursuit son entreprise d’enregistrement des chansons de Donizetti, entamée à l’occasion du cinquantième anniversaire du label. Que le Bergamasque ait été l’un des compositeurs les plus prolifiques de l’histoire de l’opéra, personne ne l’ignore (plus de 70 partitions à son actif, soit presque trois fois plus que Verdi – sans parler de Wagner ou de Puccini). Mais on lui doit aussi plus de 200 mélodies, écrite tout au long de ses trente années de carrière (1818-1848), entre l’Italie et Paris. Ces dernières n’ayant jamais encore été systématiquement recherchées, réunies, comparées et enregistrées, un immense travail de recréation a été mené sous l’égide de Roger Parker, l’un des plus grands spécialistes de Donizetti, et du chef Carlo Rizzi. Il ne faut pas négliger l’ampleur de la tâche et des choix qui ont été accomplis : il s’agit parfois de trancher sur l’attribution douteuse d’une partition, de compléter en grande partie un accompagnement lacunaire, de supposer à quel stade de sa carrière Donizetti a écrit ces morceaux, ou encore de décider à quel type de voix ils doivent être confiés.
Quatre volumes sont déjà sortis : les deux premiers avec Lawrence Brownlee (ténor) et Nicola Alaimo (piano), le troisième avec Michael Spyres (ténor) et Carlo Rizzi (piano) et le quatrième avec Marie-Nicole Lemieux (contralto) et Giulio Zappa (piano). Avec ces deux nouveaux volumes (le vol. 5 en italien et le vol. 6 en français), c’est à une soprano que revient pour la première fois le rôle, l’Albanaise Ermonela Jaho, en duo avec Carlo Rizzi lui-même.
Ermonela Jaho, qui a conquis le public hambourgeois en début d’année en Maria Stuarda, retrouve ici avec bonheur l’écriture belcantiste de Donizetti. Sa ligne de chant superbe constitue une leçon d’élégance et d’expressivité et elle est capable de produire ces sons suspendus inscrits dans de longues lignes mélodiques qui font toute la beauté éthérée des mélodies géniales de Donizetti. Surtout, elle donne de sa personne pour incarner comme des saynètes chacun des textes, rendant justice à l’efficacité dramatique si caractéristique de l’art du compositeur. On entend néanmoins un registre medium plus fragile et des graves forcés et secs, le tout donnant une voix aux registres peu égalisés. On note en outre un vibrato un peu rapide, tirant sur le vibratello, mais qui n’entrave pas la pureté de la ligne. Le français de la soprano, dans le volume 6, est perfectible, moins en raison de l’accent (très discret) que d’étourderies de prononciation, avec des consonnes substituées à d’autres. L’ensemble n’en demeure pas moins un régal pour les inconditionnels de Donizetti et autres amateurs de longues lignes mélodiques et de cadences a cappella.
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La première chose qui frappe à l’écoute de ces deux CD est la grande diversité des compositions qui sont rassemblées : des chansons de moins d’une minute (« Amor, che nullo amato ») et des scènes structurées dignes d’un opéra (Il pescatore qui s’ouvre sur un vrai récitatif), de la chanson napolitaine (« Lu trademiento »), d’élégantes compositions aux carrures régulières et élégantes tournées vers le XVIIIe siècle (« Che non mi disse un dì! » sur un texte de Métastase), des compositions de salon à la française en trois strophes au sentimentalisme déchirant (« La Mère et l’enfant »), une ritournelle séductrice où la voix mime le son des castagnettes (« Au tic-tac des castagnettes ») et puis des passages inclassables, mondains, comiques, ou au contraire pleinement dramatiques voire mélodramatiques. À tel point qu’on hésite sur le nom à leur attribuer : ni mélodies françaises, ni Lieder allemands, trop divers pour être réunis sous l’étiquette (vague) de « composizioni da camera » comme on le fait pour Verdi et Bellini… on s’en tient ici à mélodie ou chanson, faute de mieux.
La grande découverte de cette série est la façon dont Donizetti a exploité la souplesse de la chanson pour mener des expérimentations entre les styles, les langues, les modes narratifs et les manières de traiter la voix. Malgré la diversité de ces deux CD, on sent se dégager un compositeur toujours efficace pour planter des décors et suggérer des atmosphères, toujours apte, même dans des mélodies qui ne durent qu’une poignée de secondes, à évoquer avec justesse un sentiment. Le mélodiste italien se prête aussi à un style déclamatoire plus français, les longues lignes d’une romance plaintive alternant avec des récitatifs en bonne et due forme. L’écriture du piano n’est pas toujours du plus grand intérêt, mais elle va de la « grande guitare » belcantiste à d’agréables audaces de sinuosité harmonique pour coller aux soubresauts du texte. Carlo Rizzi fait évidemment merveille derrière son clavier, et on ne peut que regretter que l’enregistrement semble pousser en avant la voix de la soliste, au détriment d’une fusion entre les deux membres de ce qui reste un duo : citons par exemple la remarquable mélodie « Le Bal masqué », petit opéra mélodramatique où la soprano dévorée de jalousie découvre l’infidélité de son amant tandis que le piano continue à jouer la ritournelle du bal qui est la toile de fond de ce petit drame, tout le sel du morceau étant dans le décalage très opératique entre les deux.
Remarquable aventure intellectuelle que cette exhumation minutieuse, servie par des artistes intelligents et amoureux de l’art de Donizetti. On ne peut que recommander son écoute attentive, surtout en compagnie du livret très bien fait et très instructif : pour chaque mélodie on trouvera des informations sur l’époque et le lieu de composition, les éventuels dédicataires, les auteurs du texte, le lieu de conservation, ainsi qu’une petite analyse du style et de la structure de chaque pièce. Tout amateur sera ravi, en tendant l’oreille, de croire entendre des fragments de Maria Stuarda, de Poliuto, de La Fille du Régiment ou de L’elisir d’amore ; il sera peut-être même ému de surprendre Donizetti dans son réseau mondain, dédiant à un ami pour le nouvel an la mélodie « Dell’anno novello » ou rendant un hommage à son confrère et rival emporté trop jeune par la mort dans le « Lamento per la morte di Bellini » qui témoigne de la grande familiarité que Gaetano avait de toute évidence avec le style de Vincenzo. Une boîte à pépites instructive et délicate où l’on pourra piocher à son gré !
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