Au programme de ce concert verdien ce 10 octobre le dernier acte de Luisa Miller et celui de Rigoletto. Ils ont en commun la mort d’une héroïne sous le regard désespéré de son père. La première meurt empoisonnée par celui qu’elle aime – il croyait qu’elle l’avait trahi – la seconde pour sauver la vie de celui qu’elle aime bien qu’elle ait eu la preuve qu’il la trahissait. L’une et l’autre sont étroitement liées à un père très protecteur : Luisa a sauvé le sien en acceptant un chantage qui la déshonorait, Gilda sait bien qu’elle représente tout pour Rigoletto depuis la mort de sa mère. Privés de compagnes, ces deux hommes semblent avoir du mal à laisser leurs filles vivre de façon autonome. Luisa veut mourir ? Gilda aime un imposteur ? Les deux pères font pression sur elles pour obtenir, fût-ce par un chantage, qu’elles restent auprès d’eux.
Outre cette parenté thématique, l’intérêt de ce rapprochement s’impose à l’écoute : de Luisa Miller (1849) à Rigoletto (1851) Verdi semble avoir trouvé les clefs d’une efficacité majeure de ses capacités expressives, et la direction vigilante et dynamique de Paolo Carignani le met en lumière avec une précision que les musiciens de l’Orchestre Philharmonique Arturo Toscanini épousent impeccablement. Ce n’est pas le moindre des plaisirs que dispense cette fête sonore que de voir et d’entendre la symbiose entre le chef qui ponctue inlassablement les nuances et les musiciens qui semblent respirer cette énergie.
Le troisième acte de Luisa Miller est en miroir avec le premier, mais alors que celui-ci commençait dans la joie le dernier s’ouvre sur l’inquiétude des amies de Luisa. La plus proche d’elle est Laura, rôle confié à une élève de l’Académie Verdienne, Maria Kosovitsa, au timbre séduisant et à la présence gracieuse. Le défi de la soirée est relevé par une autre élève de l’Académie, Alessia Panza, qui incarne Luisa. Est-elle d’abord handicapée par une tension bien compréhensible ? La justesse de l’intonation nous semble un moment incertaine. Au fil de l’exposition, on apprécie globalement les intentions expressives, sauf quand la virtuosité démonstrative frôle à un moment les « cocottes ». L’extension n’est pas superlative dans l’aigu mais l’émission est homogène et le souffle semble assez long, autant d’acquis prometteurs. Le ténor Ivan Magri lui donne une réplique stylistiquement impeccable, restituant la fougue et la hargne de l’amoureux qui s’est cru trahi et a décidé d’en finir en entrainant dans la mort la présumée coupable. Le baryton mongol Ariunbaatar Ganbaatar prête au père abusif sa haute stature et sa voix sonore ; le duo où il invite Luisa à partir avec lui pour mener une vie d’errance précaire – qui vaudra mieux que leur environnement menaçant – dont la courbe mélodique et les couleurs annoncent l’air de Germont, est très réussi. Francesco Leone assure sobrement les quelques mots du comte Walter. Les chœurs ont quant à eux rempli leur rôle de témoins de la métamorphose de Luisa et du malheur final.
Après l’entracte, c’est donc le dernier acte de Rigoletto, ce moment culminant de l’œuvre où la cohabitation du sordide et du sublime bouleversent le spectateur, témoin impuissant de la détresse de Gilda, de son sacrifice, et de l’horreur vécue par Rigoletto. Francesco Leone peut enfin faire entendre en Sparafucile une voix de basse plutôt chantante car sa profondeur n’est pas abyssale. Sa sœur Maddalena est plus que chantée, mieux vaut dire jouée tant les mimiques et les gestes accompagnent le chant, par Teresa Iervolino, qui n’en fait pas une malheureuse exploitée par son frère, mais une professionnelle refusant de voir trucider un client pour lequel elle a un gros faible. Faut-il dire qu’elle a toute la ressource vocale nécessaire à faire de son intervention un numéro des plus savoureux sans recourir aux sons forcés qu’on entend parfois ? Ce séducteur volage et menteur a la prestance de Davide Tuscano, qui délivre l’attendu « La donna è mobile » avec élégance, sans chercher l’effet, et reprendra l’air en coulisse avec la même légèreté, celle du personnage insouciant ou indifférent aux conséquences de sa conduite. C’est à Giuliana Gianfaldoni qu’il revient d’incarner l’héroïne à qui son père révèle la traîtrise de celui qu’elle idolâtre, et à Ariunbaatar Ganbaatar, désormais chez lui au Regio après son triomphe dans Giovanna d’Arco de faire entendre cet homme bien décidé à ouvrir les yeux de sa fille, même en lui brisant le cœur, et à faire tuer celui qui a osé la souiller. Elle a les moyens techniques de rendre justice aux difficultés de l’écriture, et la sensibilité nécessaire pour communiquer l’émotion de l’amoureuse blessée. Il a les moyens nécessaires à faire entendre la colère profonde et le désir inquiet de protéger celle qui est toujours sa petite fille, et, peut-être parce qu’il est plus familier du rôle, son italien sonne nettement mieux. Voix de bronze ou de flûte, sonorités élégiaques ou ampleurs menaçantes, les timbres se marient dans un tissu de nuances qui se combinent magnifiquement dans les ensembles, et tandis que le malheur des uns côtoie le badinage des autres, le spectateur comblé savoure ces mélanges vocaux enchâssés somptueusement par la musique, avant l’uppercut de l’accord final, qui déclenche les ovations. Un beau programme, où Rigoletto apparaît comme le fruit enfin mûr de la détermination du compositeur, et une belle réalisation !