Alessandro Baricco est surtout connu des lecteurs francophones comme romancier, depuis le succès énorme remporté par Soie en 1997. Pourtant sa formation musicale lui donnait compétence pour signer en 1988 un essai Sul teatro musicale di Rossini et en 1992 un court texte, à l’occasion du bicentenaire de la naissance du compositeur et de la reprise à Pesaro du Viaggio a Reims, où il définissait ainsi cette œuvre insolite : la grande carte de visite que Rossini, malicieusement, présente aux Parisiens. La formule a-t-elle inspiré, dans sa lapidaire évidence, la direction d’Antonino Fogliani ? Il y a des années que nous n’avions entendu un Viaggio aussi gorgé de vie, aussi animé, aussi tonique ! Dès l’introduction l’intention est perceptible, dans la force des accents et l’éloquence de l’articulation, dont la variété rythmique et la fluidité coulant de source sont la verve même et les grâces qu’un Rossini de 33 ans a résolu de déployer pour mettre Paris à ses pieds. Le chef fait resplendir cette parade dont la virtuosité superbement ostensible n’a pas le temps de peser tant elle court avec alacrité. L’impression est immédiate, l’hésitation n’est pas de mise, on entend bien une œuvre éblouissante, autant dans l’écriture pour les voix que dans leurs appariements, et cette lecture en multiplie les délices d’une façon si grisante qu’on regrette déjà qu’elle ait une fin.
Est-ce cette vie musicale qui nous rend plus attentif au texte ? Jamais nous n’avions perçu autant les impertinences dont il regorge, autant de pieds de nez que ces doubles sens polissons glissés au nez et à la barbe de la censure et de l’étiquette, et qui s’insèrent tout naturellement dans la définition à grands traits des personnages ! Cette redécouverte est d’ailleurs littérale puisque la version exécutée est l’intégrale de l’édition de la fondation Rossini établie par Janet Johnson. On n’entend donc pas l’espiègle greffon de la Marseillaise voulu par Claudio Abbado et repris encore aujourd’hui à Pesaro, mais en revanche on entend des passages qu’on n’y exécute pas et même on y voit la mystérieuse Delia qui fit naguère l’objet d’une thèse pour le moins farfelue. Autant de plaisirs qui auraient été impossibles si les musiciens et les chanteurs avaient failli. Les premiers, de l’orchestre quasiment attitré à Bad Wildbad, les Virtuosi Brunenses, semblent d’année en année devenir meilleurs, à la fois plus sûrs et plus libres, et les instruments les plus en évidence ici, comme la flûte, la harpe et le pianoforte sont servis avec brio.
Pour les chanteurs, Rossini eut à sa disposition les meilleurs de son temps, ce qui rend ardue la distribution des rôles. La qualité de celle réunie à Bad Wildbad en dit long sur l’ambition du festival, pourtant contraint de composer avec des moyens financiers précaires. Elle allie des interprètes confirmés, pour certains rossiniens réputés, et des élèves de l’académie de chant conduite par Raul Gimenez. Ces derniers assument fort bien les utilités. A Sophia Mchedlischvili qui fut l’un d’eux naguère et est aujourd’hui à l’Académie de La Scala, échoit la frivole comtesse de Folleville. C’est avec joie que nous retrouvons une voix manifestement devenue plus ronde, plus charnue et plus homogène dans la première partie de l’air où le personnage se lamente, parodiant les opera seria ; mais dans la deuxième partie, où l’exaltation accompagne le contentement et se manifeste par mainte fusée, les aigus se font métalliques comme en 2011, trahissant un effort qui nous semble inutile et une méthode inchangée, ce qui n’a rien de rassurant. Jeune dans le métier, Gezim Myshketa est un sonore Don Alvaro mais certains sons en arrière et un aigu final étranglé signalent des ajustements nécessaires. Aussi jeune, sinon plus, Bogdan Mihai, qui après Dorvil au TCE. le mois dernier campe ici un Belfiore séduisant à souhait, d’un physique avenant et d’une voix aussi caressante que souple. Dans la scène où le fat semble sûr que Corinne va lui tomber dans les bras il démontre un talent d’acteur très prometteur. Autre jeune, même si déjà chevronné, l’excellent Maxim Mironov interprète Libenskof avec une voix toujours plus homogène, une sûreté vocale, une élégance et une classe qui culminent dans le duo avec Melibea. Marianna Pizzolato lui donne une réplique irréprochable sur le plan vocal, et désopilante sur le plan théâtral, par un jeu facial d’une sobriété éloquente et d’une irrésistible drôlerie. C’est si beau qu’on a les yeux humides tant le mariage de leurs deux voix et l’art avec lequel ils les conduisent servent le génie de Rossini. Sans être aussi parfait le couple Lord Sidney – Corinna n’en est pas moins délectable. Mirco Palazzi prête au premier une voix qui semble à chaque fois qu’on l’entend avoir gagné en profondeur et en puissance, et il rend palpable la gaucherie du personnage tout en réglant leur compte aux vocalises qui expriment son désarroi. Laura Giordano prête sa grâce vocale et physique à la poétesse, et sans quelques tensions perceptibles à l’extrême aigu dans l’improvisation finale ce serait pour elle aussi un parcours sans faute, agrémenté par un talent de comédienne évident dans le duo avec Belfiore. Madama Cortese a rarement été aussi accorte, Alessandra Marianelli lui prêtant son sex appeal ; dommage que la tension sur les aigus extrêmes se perçoive aussi çà et là. A noter le mariage exquis de son timbre avec celui de Laura Giordano. Restent les vétérans, Bruno de Simone pour Don Profondo et Bruno Pratico pour Trombonok. L’un et l’autre ont une expérience qui leur permet de tirer leur épingle du jeu et de contrôler habilement leur souffle, et comme ils connaissent leur Rossini et que leur savoir-faire comique est manifestement très apprécié ici, ils recueillent un beau succès. Donnée avec l’entracte devenu la règle après le Grand Morceau à 14 voix l’œuvre souffre parfois de ne pas bénéficier d’un final aussi brillant. C’est donc tout le mérite des interprètes et d’abord surtout de celui qui a tenu le gouvernail que cette frustration possible, selon nos souvenirs, reste étrangère au bonheur que nous a donné ce concert et qu’il nous donne jusqu’à ses dernières notes. Ce Viaggio a Reims, comme il valait le voyage à Bad Wildbad !