Il fallait y penser : pour illustrer la thématique du festival interdisciplinaire Arsmondo consacré cette année à la Méditerranée, Alain Perroux, le directeur de l’Opéra national du Rhin, a choisi de placer, au milieu d’une programmation composée de concerts, lectures, films ou encore conférences, le très rare Giuditta de Franz Lehár. De fait, l’action de cet hybride entre opérette et grand opéra composé de cinq tableaux se situe tout d’abord dans un port du Sud de la France, puis au bord de la mer, peut-être au Maroc, avant de se déplacer à Tripoli, Tanger et finir dans une capitale européenne. Comme toujours, l’équipe de l’OnR a bien fait les choses : podcast de présentation et nombreuses vidéos en ligne, rencontres, mais aussi l’un de ces fameux programmes-livres richement documentés, sans compter la collaboration avec l’Avant-Scène Opéra. Malheureusement, ce nouveau numéro de l’ASO est leur dernier (provisoirement, on l’espère, car il n’est même pas envisageable de voir s’arrêter cette collection si utile et nécessaire…). Pour en savoir davantage, on peut consulter les « Cinq clés pour Giuditta » de Christophe Rizoud, qui chronique et résume le volume.
On se réjouit donc de cette découverte, car il faut être honnête, les seuls airs connus de l’œuvre sont les tubes « Freunde, das Leben ist lebenswert » et « Meine Lippen, sie küssen so heiß », régulièrement entendus en récital. Alain Perroux a décidé de donner à Strasbourg la version française de cette histoire inspirée du livre adapté au cinéma sous le titre de Morocco, en 1930, chef-d’œuvre de Josef von Sternberg avec Marlene Dietrich et Gary Cooper. Il s’agit de la rencontre torride entre une femme au passé inconnu qu’on devine trouble et un légionnaire (dont il va à peu de soi que le passé doit forcément être tout aussi nébuleux). La belle Giuditta, éprise de liberté, fascine les hommes ; cela nous rappelle évidemment une certaine Carmen, ce qui ne relève en rien du hasard. Puisqu’il a été créé à l’Opéra de Vienne en 1934, l’opus est censé être un opéra, d’autant que la fin n’est pas heureuse, les amants se séparant au terme de l’aventure. Et à entendre la richesse de l’instrumentation voulue par Lehár, on se dit que telle était bien son intention, à savoir tendre vers l’opéra. Mais le compositeur ne déroge pas non plus à la tradition de l’opérette viennoise et à ses codes. C’est là où l’on ne comprend pas le destin de ce qui sera la dernière grande œuvre lyrique du maître qui s’arrête d’ailleurs de composer : pourquoi, après le succès de la Première et la traduction en français pour la Belgique et Paris, Giuditta a-t-elle quasiment disparu des scènes lyriques ?

Le spectacle pourrait donner quelques éléments de réponse : une vision glamourisée d’un colonialisme d’un autre âge, des dialogues un peu trop appuyés (une femme en cage ici transposée visuellement au pied de la lettre de ce qui est sans doute au départ une expression imagée) et surtout, une exigence colossale au niveau des voix. Il faut dire que la soprano est constamment sollicitée dans les aigus, qu’elle doit danser et qu’en plus, elle est censée avoir une plastique à la Carmen voire à la Dietrich. Et dans la tête des spectateurs familiers avec « le » tube, il y a notamment l’interprétation ébouriffante et plus que virtuose d’une Anna Netrebko déchaînée que les afficionados se repassent en boucle. Melody Louledjian est dotée d’une ligne de mannequin, danse très bien, mais n’a pas le sex-appeal incomparable de la Dietrich ni le charisme vocal presque indécent de la Netrebko. Quant à Octavio, ses airs étaient taillés sur mesure pour l’extraordinaire Richard Tauber, dont les témoignages d’époque abondent sur le net. Thomas Bettinger n’a pas le timbre de Tauber et n’est pas ni Jonas Kaufmann, ni Gary Cooper. Mais le ténor déborde de charme et sa technique lui permet de s’illustrer magnifiquement dans son rôle. Et puis, le décor et le contexte : quand on pense à légionnaire, c’est souvent parce qu’« il sentait bon le sable chaud ». Or, notre mise en scène ne nous propose pas de dunes ni de soleil aveuglant. Les propos critiques qui précèdent relèvent du babillage d’enfant gâté à qui l’on offre une glace à la pistache alors qu’il souhaitait de la vanille… Par ailleurs, voir dans le texte, le chant ou la musique une expression datée n’a pas de sens, pas davantage que celui, très snob, de déconsidérer l’opérette par rapport à l’opéra.
Donc, si l’on oublie son rêve de production idéale d’une œuvre fantasmée et des a priori déplacés, contentons-nous de nous réjouir sincèrement de la découverte de cette Giuditta rarissime et de la grande qualité du spectacle proposé. Il faut saluer la beauté des décors et des costumes de Pierre-André Weitz. Inspiré par le film Morocco, mais aussi par l’univers du théâtre, par les légendes (Giuditta est trouvée sur une plage et les sirènes grecques ont des ailes alors que celles du folklore scandinave ont une queue de poisson, comme dans le somptueux numéro donné dans le cabaret) et le cinéma en général (le Cabaret de Bob Fosse, dans une certaine mesure Freaks de Tod Browning, la pose de Marlene dans l’Ange bleu ou encore les films de Fellini, entre autres, et même les Enfants du Paradis). La mise en scène est inventive, pleine de belles trouvailles visuelles et de tableaux magnifiques. Mais on pourra trouver très exagéré le jeu des protagonistes lors des dialogues parlés. L’opérette est une mécanique bien huilée dont il est judicieux de suivre le phrasé et la théâtralité très « wienerisch », très viennoise, donc. Les ruptures de style n’aident pas, nous semble-t-il, à se laisser aller à adhérer à l’histoire comme on pourrait le faire aisément dans une Lustige Witwe, par exemple. En revanche, les chorégraphies d’Ivo Bauchiero sont de toute beauté, notamment celle des sirènes aquatiques et du dieu Neptune où cinq danseuses de gabarits très différents (cela nous change des modèles uniques, même taille, même silhouette, des Lido et autres Moulin Rouge…) encadrent la superbe Giuditta.

Comme nous l’avons déjà signalé plus haut, Melody Louledjian est une bien belle Giuditta. La soprano française laisse entendre par moments des aigus très tendus, une projection qui peine à passer la rampe mais après tout, il s’agissait d’une première, pour un rôle lourd et très physique dans une mise en scène exigeante. Gageons qu’elle va se bonifier au fur et à mesure des représentations. Les duos avec son partenaire Octavio sont très réussis et le ténor Thomas Bettinger dispose de solides aigus, d’une belle santé vocale et d’un dynamisme qui emporte tout dans son passage. L’autre couple, qui finira par convoler, est bien assorti tant vocalement que scéniquement. Sandrine Buendia affiche un soprano ravissant, juvénile et ardant pour une Anita délicieuse et candide. Son amoureux débrouillard et opiniâtre est campé avec force et faconde par Sahy Ratia, très en voix. Parmi les nombreux artistes qui complètent la distribution et incarnent plusieurs rôles, saluons la belle performance de Christophe Gay, formidable dans ses quatre rôles mais impayable en Ibrahim, patron, pardon, directrice de l’Alcazar et parfait en Attaché de son Altesse. Le baryton au timbre enveloppant est aussi à l’aise dans le jeu de scène que dans une diction et une projection impeccables. Parfait également en chansonnier sans complexes, Jacques Verzier incarne Cévenol avec panache. Pour les mettre tous en valeur, le Chœur de l’Opéra national du Rhin est à son habitude formidable.
À la tête de l’Orchestre national de Mulhouse, le Viennois Thomas Rösner est mieux qu’à son aise avec la musique de Franz Lehár, dont il parvient à mettre en valeur les couleurs et la profondeur. Décidément, la formation de Mulhouse semble se bonifier à chaque nouvelle écoute. Chaque soliste cisèle ses interventions et l’ensemble dégage une belle harmonie, tout en subtilité et caractère, y compris dans les sonorités orientales. On ne peut que conseiller à tout un chacun de courir découvrir cette œuvre que l’on rêve de voir, après la version française, en allemand. Et nous avons de la chance : l’opéra sera diffusé sur France Musique le 7 juin à 20h et ensuite disponible en streaming, mais surtout, une captation sera visible sur operavision.eu à partir du 4 juillet 2025.