Reprise d’une production présentée l’hiver dernier à Nancy,
La Cenerentola mise en scène par Fabrice Murgia, homme de spectacle au sens large, ne manque pas d’étonner. Je renvoie à la brillante chronique de ma consoeur pour ce qui est de la description du spectacle, de ses nombreuses références cinématographique ou télévisuelles, son univers gentiment gothique, avec force recours aux crânes et aux squelettes, son esthétique décalée qui nous ramène trente ans en arrière au temps des premiers films de Tim Burton. Techniquement, la réalisation est bien maîtrisée, les effets comiques sont calculés pour faire mouche et apporter la petite touche de transgression qui évite de verser dans les bons sentiments, dont chacun sait qu’ils ne font pas de bons spectacles ! Esthétiquement, c’est d’un mauvais goût et d’une vulgarité assumés, juste pour faire rire.
Pour efficace qu’elle soit, la mise en scène passe cependant un peu à côté de son sujet : les contes de fées ne sont pas que des histoires à raconter aux enfants, ils contiennent leur lot de phantasmes, de sens plus ou moins caché, d’effroi, de leçons de vie ou de morale que la psychanalyse s’est largement efforcée de décrypter au cours du dernier siècle, et qui sont finalement peu présents ici. Faute d’une dramaturgie un peu structurée, Murgia se contente de mettre en scène la narration du spectacle, brillamment certes, mais d’une façon fort littérale et finalement convenue, sans en éclairer le sens.
La scénographie de Vincent Lemaire est grandiose, propre à impressionner. Mais il y a tout de même dans ce spectacle quelque chose qui ne prend pas, qui empêche qu’on entre complètement dans le scénario et fait qu’on en observe les ficelles plutôt que d’y adhérer sans réserve. Les mouvements des personnages sont peu travaillés, la plupart des airs sont chantés immobiles face au public, ce qui facilite le travail du chef d’orchestre, certes, mais n’est guère propice à la fluidité scénique du spectacle. La vidéo prend une grande place, réalisée sur le vif avec des cadrages souvent très approximatifs mais de beaux moments d’intimité saisis au débotté. L’abondance d’éléments visuels n’aide pas à focaliser l’attention du spectateur, fort sollicité, et ne remplace pas une proposition forte qui donnerait un sens à l’œuvre.
Par bien des aspects, la partition fait penser au Barbier de Séville, créé un an plus tôt : même grammaire, mêmes moyens expressifs, mêmes contrastes, les deux œuvres sont musicalement presque jumelles. Cette proximité est largement soulignée par le travail de mise en place extrêmement précis réalisé par le jeune chef Giulio Cilona, lauréat en 2022 du concours de direction d’opéra de Liège. Tant à l’orchestre que sur le plateau, les ensembles sont réglés au cordeau, l’écriture tellement délicate de Rossini, tout en contrastes et virtuosité vocale, est parfaitement rendue. On n’évite pas toujours une surenchère sonore dans les ensembles de chanteurs, parfois au détriment de la lisibilité de la partition, mais certains moments sont très réussis et le final du premier acte (par exemple) est éblouissant.
La distribution, qui réunit une belle brochette de jeunes talents, est légitimement dominée par Beth Taylor dans le rôle-titre ; sa voix de mezzo particulièrement chaude et vibrante, parfaitement timbrée, très agile dans les vocalises, parvient à se faire entendre entre toutes les autres sans forcer le volume à force de clarté dans la diction. Dave Monaco est très brillant également dans le rôle du Prince Ramiro, avec des aigus impressionnants (c’est ce que tout le monde attend) mais peu de variété de couleurs. Vocalement un peu en retrait des autres chanteurs, Gyula Nagy en Don Magnifico, compense par un jeu de scène fort drôle, dégoulinant de vulgarité et de veulerie. On soulignera l’excellente prestation de Alessio Arduini dans le rôle de Dandini, virtuose, très musical et fort attachant dans son jeu de scène. Dans la même veine, Sam Carl campe un Alidoro reconverti ici en livreur de pizzas. L’un et l’autre reprennent à leur compte les éléments de Commedia del’Arte bel et bien présents dans la pièce, malgré des costumes qui évoquent plutôt Halloween. Les deux sœurs de Cendrillon, respectivement Héloïse Poulet (Clorinda) et Alix Le Saux (Thisbe), parfaitement assorties physiquement, ne quittent pas la grossière caricature dans des costumes peu flatteurs, mais s’acquittent honorablement de leur rôle.
L’orchestre de l’Opéra national de Lorraine, sans être un phalange de tout premier plan, a bénéficié du travail en profondeur fourni par le chef. La précision des attaques et la rigueur métronomique rendent justice à la partition, même si la recherche de couleurs aux cordes peut encore progresser. On soulignera le travail très abouti aussi du pianofortiste qui assure les récitatifs, particulièrement imaginatif et farceur. Les chœurs (exclusivement masculins) peuvent eux aussi encore gagner en mordant et affiner leur diction.
Le spectateur aura donc passé une bonne soirée, il aura ri de bon cœur, l’œuvre s’y prête volontiers, mais ne ressortira guère nourri de la représentation.