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L'édito...
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Muzik dans mes noreill’



Lorsque j’étais bien jeune, je m’abreuvais aux sources les plus pures de la culture française. C’est ainsi que je vénérais notre national Superdupont et le soutenais dans son inlassable combat contre l’Anti-France (dont le cri de guerre était « L’Anti-France vaincrera, ja ! »). Ce délicat souvenir me revint récemment lorsqu’une fois de plus je me soumettais à l’horrible supplice inventé par nos modernes sociétés, je veux dire : prendre le métro – ah, pendant quelques longues minutes, se mettre en mesure d’examiner de près les points noirs de la grosse dame dont l’utérus ventru par ailleurs vous colle les côtes, ou bien – plus délicieux – se noyer impunément dans le lac bleu des yeux de quelque donzelle perdue dans ses rêveries métropolitaines. Bref.

J’observai alors, avec cette finesse de coup d’œil que le fidèle lecteur me connaît, le nombre incalculable de quidams bouchés par des écouteurs. Qu’il s’agisse de discrètes pastilles sonores lovées dans le creux du pavillon ou de massifs morceaux de métal bordés de mousse noire écrasant de grandes esgourdes, les écouteurs fleurissent partout. Partout la musique se déverse dans des conduits auditifs.

Pollution sonore ? Voire. (j’aime cette question rhétorique suivie d’une réponse dilatoire, typique du style journalistique le plus pur, alleluiah).

J’y verrais pour ma part une forme de résistance à la musique insipide servie par les spécialistes de l’ambiance sonore, et qui surent des décennies durant amollir nos cervelles à coups d’accords électroniques morbides – ascenseurs, grandes surfaces, aéroports vibrant des accents de quelque synthétiseur malingre confié à un compositeur nourri au caramel mou. Désormais, on ne subit plus l’ambiance sonore. On la choisit. On ne supporte même plus le bruit, on l’aménage de musique. Les cahots du métro, les klaxons disgracieux, les marteaux-piqueurs, tout cela disparaît sous le flux individuel d’une discothèque personnelle, individuelle, portable et modulable.

Et le rapport avec Superdupont, demande le lecteur que mon verbiage amphigourique n’a point endormi ? Hé bien, dans une des aventures de Superdupont, notre héros se fait un devoir de ramener dans le droit chemin un jeune ponke dont le walkman crache sans cesse un hard rock métal abrutissant – la musique de l’Anti-France ! Cette musique rend le jeune garçon agressif, désobéissant, paresseux, et même impoli à l’endroit de ses père et mère. Bref, elle décompose la belle tradition française des familles unies et harmonieuses. Le jeune homme du reste est victime d’une véritable addiction à ces sonorités brutales ; l’en privât-on qu’il réclame en gémissant : « muzik dans mes noreill’ ».

Entendant, certes lointainement, le grésillement de guitares électriques et la scansion obsédante de basses musculeuses émanant des écouteurs de mes camarades d’infortune RATPesque, cet épisode de Superdupont me revint d’un passé ouaté. Et je me demandai en me frottant songeusement la barbiche quelles pouvaient être les conséquences de cette musique continue (outre celles bien connues des pathologies otologiques) sur les esprits et les réflexes culturels des passagers urbains, quel que fût leur âge (c’est le deuxième subjonctif imparfait de cet éditorial).

Et à supposer même que ce crachotement sonore fût celui d’une symphonie de Beethoven ou d’un opéra de Janacek, quel changement apporte cette écoute nouvelle, en tous lieux, à toute heure ? Aucune forme d’art aujourd’hui n’est aussi galvaudable que la musique. On voit mal un passager de la ligne 13 déployer sous le regard consterné de la populace les planches in-quarto d’un fort volume reproduisant les fresques de la chapelle Sixtine ; de même je n’ai jamais vu de lecteur assez attentif pour lire sans gêne les Fleurs du Mal ou le Roi Lear debout entre le cabas d’une ménagère et la barbe fleurie au thon d’un SDF.

La musique seule se prête à cette consommation indifférente, puisqu’elle a même par nature cette faculté d’effacer le monde environnant. Je sais que le lecteur à cet instant précis s’attend de ma part à une rengaine réactionnaire convoquant de sains rappels sur la religiosité de l’Ecoute, la dignité de l’Attention, la sainte nécessité du Don de Soi à l’Art – toutes choses vénérables ô combien, mais forcément impossibles dans l’espace restreint et la promiscuité d’un wagon, d’une rue, d’un bus ou d’un supermarché.

Ici, le lecteur s’attend à ce que je tienne un discours passé de mode sur l’absurdité d’un jogging accompagné de Rossini, d’un achat de cornichons au son de Bach, ou d’une descente de ski sur fond de Nocturnes de Chopin. Et certes nous considérerons avec commisération ceux qui s’enferment dans le tohu-bohu fracassant ou les mélopées pauvrettes de la variétoche.

Hé bien, le lecteur se trompe, et méconnaît l’homme de progrès qui sommeille derrière les injonctions bourrues de l’éditorialiste. Oui, je suis favorable à cet enfermement volontaire dans les abîmes de toute musique ; j’applaudis à la pratique généralisée de l’écouteur ; je hurlerais presque ma joie lorsque, pénétrant dans le train bondé de pesants contemporains, je m’aperçois qu’ils sont tous retranchés dans la solitude de leur île musicale. Car s’exauce un vœu que depuis longtemps je formulais : qu’enfin ils se taisent.

Sylvain Fort
Editoraliste

 
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