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L'édito...
Sylvain C. Fort
février 2008
 

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Intégrales de rêve



L’autre jour, le Professeur Yves Riesel, fondateur illustre d’Abeille Musique, âme du site abeillemusique.com, et désormais de qobuz.com, en vint à nous entretenir, sur le podcast Forum Opéra (bientôt en ligne) de l’avenir des intégrales d’opéra en studio. Selon lui, ces intégrales ne sont aujourd’hui plus possibles, pour des raisons économiques et artistiques. Walter Legge est mort et enterré depuis longtemps, mais Maître Yves jetait sur sa dépouille putréfiée une pelletée de bonne terre en plus. Requiescat in pace.

Sur le coup, cet exercice de divination regardant le marché du disque nous sembla répondre à une logique imparable – ventes en baisse, public raréfié, téléchargements, intégrales historiques à vil prix, « live » pirates… A quoi bon en effet rémunérer grassement des artistes et des ingénieurs du son pour produire un artefact suranné et réservé aux experts – une intégrale ancienne mode ?

On dira : il sort encore des intégrales. Ce sont des DVD captés en public, des enregistrements en public montés au mieux (La Traviata par Netrebko, La Flûte Enchantée par Abbado…), ou bien les nombreuses découvertes baroques qui nous réjouissent périodiquement (Cadmus et Pollux, Castor et Hermione, Ulysse contre les Cyclopes, Santo Romarino fait du ski, Télémaque chez les Scouts, Poppée fait de la résistance, etc.).

Mais sont-ce bien des intégrales au sens où le vieux réactionnaire qui écrit ces lignes l’entend ? Bien sûr que non. Une bonne vieille intégrale, c’est d’abord le fruit d’une direction artistique mûrie, pensée, concertée. C’est un moment où l’œuvre, loin d’être enregistrée dans sa verdeur immédiate (la représentation), est détaillée dans ses cartilages les plus subtils. C’est aussi un cast idéal, et d’abord un chef capable de fouiller les tréfonds d’une partition. Sont-ils aujourd’hui nombreux à savoir le faire ? Thielemann, Pappano, Jacobs… et ?.... sont-ils nombreux les directeurs artistiques à savoir prendre patience, faire, refaire, faire encore ? Les ingénieurs du son sachant mettre en valeur non des voix, non un orchestre, mais un ensemble, à rendre visible le théâtre par le son seul ? Et quels sont les chanteurs susceptibles d’interrompre leurs tournées mondiales pour s’enfermer dans un studio berlinois ou londonien ? Et, en  plus, de revoir leur connaissance du rôle pour substituer aux gestes de la scène les couleurs vocales et la juste accentuation ? Tous n’ont pas la science d’une Von Otter, d’un Domingo, d’un Terfel, et tel chanteur admirable en scène pourra n’être au crible des micros qu’un piètre vocaliste.

Bref, les bonnes vieilles intégrales, c’était toute une école. Lorsqu’on me dit que c’est terminé, fini, enterré, je l’accepte en bon zélateur de la modernité mondialisée, mais franchement, ça fait un peu mal au ventre. Les détracteurs de l’intégrale de studio sont légion. Ils en contestent le côté musique en conserve. Déplorent l’absence de cette excitation si propre aux « lives ». Discutent les manipulations sonores permettant à des chanteurs incapables d’assumer en scène un rôle de faire date au disque (par exemple le Wotan que Jacques Martin s’apprêtait à enregistrer avec Bob Quibel avant sa mort brutale).

N’ergotons pas. Tout cela est vrai. Mais, pour ma part, lorsque je veux approfondir une œuvre, l’entendre mieux, la comprendre plus à fond, c’est vers ces intégrales surgelées que je me dirige. C’est là que les dosages sont parfaitement mesurés, les timbres savamment associés. Un « live », c’est le journal de la veille. Une intégrale de studio réussie (il y en a d’effroyablement ratées, bien sûr), c’est un monumentum aere perennius.

Pour pallier l’inexorable déclin de cette pratique, qui est aussi une certaine conception de l’écoute musicale, il ne nous reste plus qu’à utiliser notre imagination. Après tout, nous portons en nous des intégrales jamais réalisées. J’aime bien, par exemple, le Trouvère avec Corelli, Tebaldi et, mais oui, Fischer-Dieskau. Tous les trois chauffés à blanc par un Mitropoulos des grands jours. Je trouve étonnant et convaincant l’Almaviva d’Alagna dans le Barbier face au Figaro roublard de Keenlyside, et la délicieuse Rosine de Sophie Koch. Mais que dire du Bacchus de Del Monaco face à l’Ariadne de Shirley Verrett – incursion inattendue et cependant fracassante ? Depuis longtemps, le Vaisseau Fantôme par Terfel et Stemme sous la direction de Klemperer est dans la boîte.

Quelle boîte ? Hé bien, la boîte crânienne. Là où gravitent tous nos souvenirs sonores, toutes nos expériences musicales, toute notre mémoire des timbres. Boîte conservant notre appréhension des styles et des interprétations. Où finalement nous pouvons, par un petit effort de concentration, d’imagination, nous jouer toutes les intégrales que nous voulons avec les casts que nous voulons, pour peu que nous ayons gardé sur une étagère mentale soigneusement ordonnée une suffisante connaissance de l’œuvre, une empreinte sonore des chanteurs, un sentiment du geste de tel ou tel chef. Nous créons les possibles. Nous inventons ce qui nous est refusé par le marché tel qu’il est, ou par des directeurs artistiques d’hier et aujourd’hui qui n’eurent ni nos goûts, ni la possibilité de mettre Frida Leider à la place de Jane Eaglen dans le Tannhäuser de Barenboim. Un petit effort de plus, et peut-être pourrez-vous vous-même mettre en scène votre intégrale de rêve.

Ainsi, les nouvelles intégrales se construiront désormais dans un autre type de studio : notre cervelle. Espérons qu’elle restera à l’abri des lois du marché.

Sylvain C. Fort
Éditorialiste

 
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