Il peut s’en passer des choses en six heures et demi de temps (à Bayreuth, les entractes durent une heure, le temps de se laisser la possibilité de déguster un « Risotto Gurnemanz » ou un « Filet Melot » commandés dès son arrivée au sommet de la colline verte). Le Tristan und Isolde donné en reprise de la production du metteur en scène islandais Thorleifur Örn Arnarsson, pour la cinquième et dernière représentation, nous en aura fourni un exemple manifeste. Et rappelé que ce qui fait un acte ne fait pas forcément le suivant et qu’il faut toujours se garder de jugements trop hâtifs.
Cette représentation de gala, avec, sur le papier, un casting éblouissant, aura, au final, fait honneur à ce que l’on est en droit d’attendre à Bayreuth, c’est-à-dire le meilleur et dans les meilleures conditions.
Les conditions sont idéales en cette après-midi délicieusement ensoleillée, avec une température qui ne contraint plus les festivaliers, comme ce fut le cas il y a trois semaines, à s’habiller léger et lutter contre la fournaise. On se prend à remarquer des sièges vides – une bonne dizaine alentour ; ce temps n’est plus où les places se réservaient quelques années à l’avance. Là, le site web du Festival proposait encore il y a quelques semaines des places restantes ; et les formules d’abonnements pour l’année jubilaire 2026 sont déjà en vente…
Les attentes pour ce Tristan sont fortes, donc : outre la distribution, il y a cette proposition d’Arnarsson de 2024 qui nous promet épure et poésie. Il faudra distinguer dans son approche la mise en scène elle-même et la conduite d’acteurs. Autant la première est, dans l’ensemble, une réussite, autant la seconde laisse à désirer.
Commençons par celle-ci. Les mouvements et déplacements des chanteurs échappent à toute tentative de compréhension. Tristan est présent en arrière-scène dès le lever du rideau avec Kurwenal. Tous deux vont, viennent, reviennent, se prennent la tête dans les mains, disparaissent, reviennent. Ils n’interagissent nullement avec l’avant-scène (Isolde et Brangäne). Au III, les arrivées des différents protagonistes se font en dépit de toute logique.
Bien sûr, la conduite d’acteur dans Tristan est un défi incommensurable tant l’action s’étire infiniment dans l’inaction. Bien sûr aussi, Andreas Schager (Tristan) ne fait pas toujours dans la dentelle – on parle de la présence sur scène, pas de la voix, s’entend ! Heureusement il y a ce soir le magnifique contre-exemple de Camilla Nylund (Isolde) qui, même dans son immobilité quasi statuaire d’une bonne partie du premier acte, réussit à faire passer dans sa gestuelle, ses yeux, ses regards, ses coups d’œil enflammés ou assassins, une vie qui semble avoir déserté le navire. Saluons aussi l’authenticité de Günther Groissböck (Marke), au port royal et à la mine défaite, déconstruite même au III, incapable du moindre mouvement lorsqu’il comprend qu’il est trop tard pour tout.
Quant à la proposition elle-même du metteur en scène islandais, elle aura réservé ces beaux moments de poésie attendus sans convaincre entièrement du début à la fin.
On retiendra avant tout le premier acte avec cette Isolde parée d’une robe blanche à l’ampleur interminable. Plus qu’une robe (de future mariée ?), plus qu’une immense traîne, c’est l’empreinte de toute une vie qui s’étale autour d’elle. Il faut voir cette Isolde magnifique de majesté trônant au milieu de ces montagnes d’étoffe, tourner autour, s’y plonger, s’en emparer – y écrire même, au moment où le rideau se lève, d’une plume rageuse, un nouvel épisode de sa vie. Car sur cette étoffe blanche sont consignés les temps forts de la vie d’avant, mais aussi les mots qui font sens. Au fil de l’acte, on peut lire « Tantris », « Betrug » (trahison), « Liebe » (amour), « Augen » (yeux), « Rache » (vengeance)… Cette robe étalée, c’est toute la vie d’Isolde résumée et nul ne peut y pénétrer, excepté les rares admis (Brangäne, Tristan), Kurwenal l’apprendra à ses dépens. Quand Isolde se défera de cet encombrement, c’est pour se préparer à accueillir Tristan. Celui-ci n’aura alors de cesse de vouloir tout y déchiffrer et puis de faire disparaître les traces d’une vie – celle d’Isolde – qu’il veut sans doute oublier. Ainsi, au II, pendant le duo, Tristan remisera la robe dans une malle et Isolde, au III, l’en fera ressortir.
Cette robe emblématique constitue en quelque sorte tout le décor du premier acte. Seul un éclairage furtif nous fera comprendre que nous nous trouvons sur un bateau.

La figure du navire, ou plutôt ses entrailles, apparaîtront aux deuxième et troisième actes. Mais sous des formes différentes. Au III, la carcasse du navire sera entièrement déconstruite, désossée, comme un vulgaire mécano dont les pièces gisent pêle-mêle et auquel il faudrait donner vie. Mais là, c’est plutôt la mort qui rôde et personne n’aura idée de redonner forme à une vie qui n’a plus de sens. Car c’est bien de cela qu’il s’agit ; ce bateau recèle lui aussi, comme la robe d’Isolde, les éléments les plus disparates de ce qui a pu faire sa vie à elle. Ce capharnaüm, cette caverne d’Ali Baba , nous les découvrons au deuxième acte. On y voit, en vrac, un globe terrestre, des statuettes, des statues, des lustres, miroirs, armoires, lampes, coffres. Tristan y pénètre comme un étranger, découvrant ici une malle et là un miroir, Isolde y est en confiance.
Le jeu avec les philtres n’est pas clairement explicité ; on saisit seulement qu’Isolde jette la flasque sans l’avoir ouverte. Il y aura ainsi des raccourcis, des ellipses, dans cette mise en scène, qui nous disent : « là n’est pas l’essentiel ». Ainsi, l’étreinte, quasi immobile au terme du duo d’amour, nous indique à son issue que l’amour a été consommé. On est dans la suggestion plus que dans la démonstration et c’est sans aucun doute une force de cette proposition – qui ne va pas sans le risque d’une moindre compréhension des intentions du metteur en scène.
Semyon Bychkov dirige un orchestre du Festival bien inégal. La prélude du I ne nous fait pas vibrer, malgré un tempo, lent, parfaitement seyant. Le souffle du drame n’y est pas encore. Il le sera davantage dans les deux préludes suivants et notamment au III où les sourdes injonctions de l’orchestre anticipent magnifiquement le tragique du dénouement à venir. On remarquera particulièrement la clarté du discours et la mise en avant stupéfiante des vents, irréprochables quant à eux. On regrettera un malencontreux décalage dans le « Wer Kornwall’s Kron », sans que nous puissions préciser à coup sûr si la faute en revient au chanteur ou au chef. De même, la voix de Brangäne, en arrière-plan du duo au II est-elle quasiment inaudible, ce qui est bien fâcheux quand on connaît l’incidence dramatique croissante de ces interventions. Mais il y a cette mort d’Isolde, sur laquelle nous reviendrons, et qui emporte dans sa vague irrésistible, jusqu’aux dernières mesures, interminablement étirées (on aurait voulu qu’elles le fussent davantage encore !) et qui s’achèvent, rideau déjà fermé, dans un silence vite écrasé par l’enthousiasme du public.
Le plateau vocal est grandiose et aucun détail n’est laissé au hasard – on aurait presque envie de dire qu’il n’y a pas, ce soir, de « petits » rôles. Que ce soit Matthew Newlin (Junger Seemann), Lawson Anderson (Steuermann), Daniel Jenz (Hirt), ou Alexander Grassauer (Melot), ils sont pleinement dans le drame, tiennent toute leur place vocalement parlant, même lorsqu’ils sont confinés aux fins fonds de la gigantesque scène du Festspielhaus. Nous découvrons en Jordan Shanahan un superbe Kurwenal. Lui qui a chanté à Bayreuth Kothner des Meistersinger au début de l’été et Klingsor plus récemment, se voit dévolu ici un autre rôle conséquent. Le timbre est clair mais sans chaleur particulière ; la projection est solide et l’incarnation, quels que soient les moments où il intervient, toujours crédible. Il reçoit de solides applaudissements bien légitimes. Ekaterina Gubanova en Brangäne a droit quant à elle à un triomphe aux saluts du premier acte. Sa fine présence, son empathie, son jeu toujours juste auront ajouté à la qualité vocale dans son ensemble. Capable d’un parfait cantabile, elle sait aussi appuyer le discours avec force et toujours avec justesse. Elle est décidément une magnifique Brangäne ! Günther Groissböck était attendu dans ce Marke qu’il fallait savoir hisser au-dessus des tréfonds où le roi se meut dans ses deux interventions. Présence altière au II, timbre d’exception, gamme habitée de haut en bas (surtout en bas), s’est-il retenu de donner toute la puissance qu’on aurait voulu entendre, surtout au III, lorsqu’il s’agissait de tout effacer, de tout pardonner ?
Andreas Schager, ce soir, restera pour nous un mystère. Bien en voix au I et au III, il est comme passé à côté de son II, en décalage musical – et émotionnel – avec sa partenaire. Il faut dire que la mise en scène n’aide pas à l’effusion : les deux amants se cherchent, s’évitent et ne se trouvent que la demi-heure passée…De menus défauts de justesse nous ont même fait craindre un troisième acte périlleux. Non point, le gaillard est revenu après le second entracte plus fort que jamais. On a pu le connaître plus vaillant encore (on pense à son Tristan viennois en 2022) mais l’énergie de Schager, son inépuisable générosité demeurent une énigme. Oserons-nous poser la question du bien-fondé de son marathon bavarois (il avait chanté Tristan l’avant-veille, Parsifal la veille, et à nouveau Parsifal le lendemain) ? Dit autrement : peut-il tenir longtemps à ce rythme-là ?
Quant à Camilla Nylund (Isolde), elle aura opéré une invraisemblable opération de séduction en maîtrisant la partie d’un bout à l’autre. Quel plus beau compliment lui faire que de dire qu’elle a, tout au long des trois actes, toujours chanté. A aucun moment elle ne tombe dans le travers de bien des Isolde entendues qui basculent sur le cri quand le chant n’est plus accessible. Les aigus et suraigus sont entiers, brillants certes, cinglants aussi quand il le faut, mais ils ne se départissent jamais de le poésie inhérente au texte. Nylund, n’est ce soir, jamais en difficulté, elle remporte haut la main le duo avec Tristan quand il s’agit, au II, de chanter non seulement la violence, mais encore la douceur, la sensualité du sentiment amoureux. Tout cela est magnifié dans un « Mild und leise » extatique, pétrifiant de justesse et d’émotions, qui, à lui seul, suffirait à hisser Camilla Nylund au rang des plus grandes interprètes de ce rôle.