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HAENDEL, Il trionfo del tempo e del disinganno — Paris (Philharmonie)

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Spectacle
15 octobre 2021
Le triomphe de la couleur

Note ForumOpera.com

3

Infos sur l’œuvre

Oratorio en deux parties

Musique de Georg Friedrich Haendel

Livret du Cardinal Benedetto Pamphili

Créé à Rome en 1707

Coproduction Les Grandes Voix, Philharmonie de Paris

Détails

Piacere

Julia Lezhneva

Bellezza

Anna Maria Labin

Disinganno

Carlo Vistoli

Tempo

Krešimir Špicer

Les Accents

Direction musicale et violon

Thibault Noally

Paris, Philharmonie, lundi 11 octobre 2021, 20h30

Oratorios théâtralisés, mais opéras en version de concert : voilà un des paradoxes les plus déroutants auxquels les baroqueux sont régulièrement confrontés depuis quelques années. Kristof Warlikowski (Aix-en-Provence, 2016), Ludger Engels (Aix-la-Chapelle, 2018) puis Ted Huffman (Montpellier, 2020) se sont ainsi échinés à mettre en scène Il trionfo del Tempo e del Disinganno, un ouvrage pourtant spéculatif et dépourvu de tout ressort dramatique. Or, le galop d’essai de Haendel dans le genre de l’oratorio se suffit à lui-même et il n’a rien à attendre des planches, contrairement à Partenope ou à Radamisto, pour citer deux de ses opéras également à l’affiche de cette rentrée lyrique mais livrés dans la nudité du concert. Les ovations nourries et les rappels qui saluaient le plateau ce 11 octobre à la Philharmonie de Paris ne célébraient -ils d’ailleurs pas autant le triomphe de Haendel que celui de ses interprètes ? 

Premier livret élaboré par Benedetto Pamphili pour le jeune musicien allemand, Il trionfo del Tempo e del Disinganno (1707) s’apparente, de prime abord, aux ouvrages moralisateurs de la Contre-Réforme. Cependant, s’il dénonce le miroir aux alouettes des plaisirs et d’une existence superficielle dédiée au seul divertissement, le texte comporte également sa part d’ombres et d’ambiguïtés, s’ouvrant même, brièvement, au débat contradictoire. Lorsqu’il affirme préparer les joies du présent au lieu d’offrir un bonheur imaginaire – inventé pour les héros –, Piacere ne fait rien d’autre que paraphraser Horace et son Carpe diem quam minimum credula postero (« Cueille le jour et ne crois pas au lendemain »). Du reste, d’autres clés de lecture sont possibles, sans nécessairement assumer la dimension religieuse de cet ouvrage allégorique. Spécialiste des oratorios de Haendel que même les gardiens du temple ne devraient pas suspecter de profanation, Ruth Smith pense que Pamphili a voulu doter le jeune compositeur d’un Bildungsroman, une manière de récit de la formation d’une jeune âme. « Il trionfo, observe-t-elle, quoique enraciné dans la doctrine religieuse, fonctionne comme une étude psychologique sur le thème suivant : pour pouvoir vivre avec soi-même sur le long terme, il faut aller sous la superficialité des apparences, affronter la vérité sur soi-même et atteindre à une perception de soi équilibrée. » La pièce revêt ainsi une portée universelle et demeure accessible au public contemporain, pour peu qu’il prenne la peine de s’intéresser au livret avant la représentation, car son extraordinaire flux musical aura vite fait de l’emporter…   

Arrivé à Rome quelques mois plus tôt (fin 1706), Haendel n’a que vingt-deux ans lorsqu’il est invité à mettre en musique Il trionfo del Tempo e del Disinganno. Il s’est rapidement forgé une réputation de virtuose et les mécènes convoitent ses talents. Les concerts d’orgue qu’il donne entre autres à Saint Jean de Latran font beaucoup parler de lui, mais l’écriture le démange aussi et l’occasion est trop belle de pouvoir donner libre cours à son imagination. L’invention jaillit à chaque instant avec une liberté et une profusion renversantes, quand bien même le musicien emprunte plus d’une demi-douzaine de pages à Keiser. Haendel n’aura de cesse de replonger dans ce formidable réservoir d’idées : de La Resurrezione à Deborah, d’Agrippina à Rodelinda, en passant par Amadigi ou Giulio Cesare, la liste serait trop longue à dresser, « Lascia la spina » n’étant que le réemploi le plus célèbre grâce au succès durable de Rinaldo (« Lascia ch’io pianga »).


Les Accents © Philippe Matsas

Fondé en 2014 sous l’impulsion du violoniste Thibault NoallyLes Accents se sont donnés pour clé de voûte artistique l’oratorio et le motet baroque italiens, la formation évoluant également dans l’opéra et le répertoire violonistique. Elle a déjà de superbes réalisation à son actif : Il Martirio di Santa Teodosia  d’Alessandro Scarlatti, monté au Festival de la Chaise-Dieu et immortalisé au disque, et plus récemment San Filippo Neri, une œuvre allégorique, à l’instar d’Il trionfo del Tempo e del Disinganno, mais composée deux ans plus tôt par le Napolitain. Les Accents s’étaient déjà frottés au premier oratorio de Haendel à Montpellier en 2020 et l’ont donné en concert à Moscou quelques jours avant de se produire dans la grande nef de la Salle Pierre Boulez. Encadré par des contrebasses judicieusement placées l’une côté cour et l’autre côté jardin, l’orchestre aligne une quinzaine de cordes, des paires de flûtes et de hautbois, un basson ainsi qu’un continuo restreint à trois instruments : un effectif tout indiqué pour goûter à la fois la beauté des lignes et des volumes dans les tutti et la joliesse des détails, y compris les passages délicatement ourlés par le luth (Marc Wolff). Non contents de dérouler un écrin somptueux sous les pas des chanteurs, les Accents rendent justice aux nombreux soli qui émaillent la partition. Les hautbois, en particulier, rivalisent de poésie et d’agilité (Rodrigo Gutiérrez et Jon Olaberria) et tiennent la dragée haute aux violons – Thibault Noally succède à Corelli dans l’extatique aria sur laquelle se referme l’oratorio – comme à l’orgue (Mathieu Dupouy) dans l’exubérante sonate très probablement exécutée par Haendel himself avant « Un leggiadro giovinetto » (le futur « Venere bella » de Cléopâtre). Les Accents magnifient l’irrépressible élan qui traverse le discours, d’un geste sûr et rehaussé d’accents vigoureux, mais sans jamais céder à la tentation d’exacerber les contrastes au gré de tempi extrêmes ou de mettre le public dans sa poche à grand renfort d’effets de manche. Au contraire, chaque numéro est caractérisé avec soin et les Accents rendent justice aussi bien aux fulgurances qu’aux moments suspendus. Dans l’immédiateté du direct, les prodiges du Caro Sassone nous émerveillent comme si nous les entendions pour la première fois.

A des années lumières des voix blanches, sans chair et mal construites qui sévissent parfois encore dans le baroque, celles des solistes réunis à la Philharmonie de Paris sont bien timbrées et ont des couleurs à revendre, profondes ou éclatantes, mais toujours personnelles. Les Accents accompagnent la même équipe qu’à Moscou, à une exception près : annoncé souffrant, Emiliano Gonzalez-Toro est remplacé au débotté par Krešimir Špicer. Tempo y gagne une stature de géant au timbre d’airain et  « Urne voi, che racchiudete tante belle » un surcroît d’âpreté. Visiblement perplexe, un spectateur nous interpelle : « C’est un ténor ou un baryton ? »  Sans surprise, Tempo perd également en souplesse et ses envolées nous donnent le mal de mer (« E ben folle che nochier »). Néanmoins, la sensibilité de l’artiste, émouvant Adam chez Scarlatti l’été dernier (Il primo omicidio), compense en partie ces faiblesses et lui inspire des allègements à la limite du détimbrage, voire du falsetto dans « Il bel pianto dell’aurora », préservant la magie de ce fascinant duo pour ténor et alto (Disinganno) dont les chromatismes lancinants rappellent Alessandro Scarlatti. En l’occurrence, la figure sombre et intimidante d’Il Disinganno trouve un interprète idéal en la personne de Carlo Vistoli qui en avait déjà abordé plusieurs airs en récital ou sur son dernier album. Le chanteur, d’abord, a tout ce qu’elle réclame : un alto ferme et dense, aux assises robustes, à la fois délié (« Chi già fu del biondo crine »), superbement projeté et doté d’un vaste nuancier dynamique (« Se la bellezza »). En outre, le musicien a parfaitement assimilé la grammaire et le vocabulaire belcantistes, à commencer par le trille, si souvent négligé par ses pairs. Sommet de lyrisme et de pure volupté sonore, sa lecture de « Crede l’uom ch’egli riposi ») sera longuement applaudie et elle laissera, n’en doutons pas, un souvenir vivace à plus d’un auditeur.  


Ana Maria Labin © DR

Parce que tous les commentateurs l’associent à une jeune fille et que nous avons Natalie Dessay ou Sabine Devieilhe dans l’oreille, la Bellezza d’Ana Maria Labin nous déconcerte avant de nous enchanter. Sa riche étoffe et singulièrement son bas-médium charnel lui confèrent une maturité et une autorité inhabituelles, du reste au diapason de son attitude scénique. Aux séductions du chant répond le glamour de l’artiste et nous ne sommes guère surpris d’apprendre qu’elle incarnera à nouveau Fiordiligi et la Contessa au cours de cette saison, à Barcelone sous la conduite de Marc Minkowski. D’abord prudente et trop concentrée pour prendre des libertés (« Venga il Tempo ») – heureusement que l’acrobatique « Un pensiero nemico di pace » échoit ici à Piacere ! –, elle s’enhardit à la faveur du second quartetto, fébrile comme jamais, avant de faire sien le trouble qui finit par envahir la Bellezza. Sa prestation culmine dans un finale en apesanteur, aux aigus liquides  et infiniment délectable, « Tu del Ciel ministro eletto », qui l’impose définitivement en arbitre des élégances. 

Julia Lezhneva retrouve avec Piacere une partie qu’elle interprétait déjà il y a huit ans sous la direction de René Jacobs. Sa prise de rôle dans Carlo il Calvo à Bayreuth l’année dernière témoignait du chemin parcouru par l’interprète, longtemps épinglée pour sa placidité. Il faut l’entendre vivre les récitatifs ou investir la section B d’« Un pensier nemico di pace », frémissante et inattendue caresse après les ébouriffantes cascades de vocalises. Il lui arrive  également d’en faire trop, une tendance déjà observée en juin dernier dans l’Oreste du Théâtre des Champs-Élysées, et ses débordements nous mettent mal à l’aise (« Tu giurasti di mai non lasciarmi »). C’est affaire de goût, indubitablement.  Par ailleurs, le rossignol reprend le dessus  dans un « Lascia la spina » extérieur et dont la surcharge ornementale jure avec la sobriété des Accents. En revanche, la célérité des traits demeure stupéfiante et la surenchère dans les Da Capo a même quelque chose de féroce, tant Lezhneva paraît mue par une volonté implacable de repousser ses propres limites (« Come nembo che fugge col vento »). 

 

 

 

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